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Une clé d'écoute pour l'une des œuvres au programme de l'exceptionnel concert de ce soir: le quatuor N°6 de Bartok.
Notice de feu Harry Halbreich, grand musicologue belge, à l'intégrale enregistrée par le quatuor Vegh.
©Auvidis/Valois, V4809
Enregistré à La Chaux de Fonds, Suisse, 1972, par Georges Kisselhoff.
"QUATUOR No 6 (1939), Szöllösy 114 - Composé à Saanen (Suisse), puis à Budapest, d'août à novembre 1939. Dédié au Quatuor Kolisch, qui en assura la création à New York le 20 janvier 1941. Ce Quatuor est la dernière œuvre que Bartók ait écrite en Europe, et la dernière œuvre originale qu'il ait menée à bien avant la composition du Concerto pour orchestre, quatre ans plus tard. Il l'entreprit aussitôt après l'achèvement du Divertimento. Un double choc extrêmement douloureux, l'un général : l'éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, l'autre personnel : la mort de sa mère, vint en perturber la composition, qui ne fut achevée qu'en novembre, à Budapest. Au printemps suivant, Bartók prenait le chemin de l'exil américain. En novembre-décembre 1940, il soumit encore le Quatuor à quelques révisions avant de le confier au Quatuor Kolisch pour la première audition.
On peut dire que Bartók ne se remit jamais des deux terribles épreuves qui l'accablèrent à l'automne de 1939. Le sixième Quatuor, œuvre éminemment subjective et même autobiographique, dans le caractère d'un épilogue profondément mélancolique et désabusé, nécessite pour être bien compris la connaissance des circonstances qui le virent naître, ce qui n'est le cas pour aucun des précédents. En possède-t-il l'équilibre et la concentration ? Ce n'est pas certain, mais son expression directe en fait l'un des ouvrages les plus émouvants et les plus accessibles de la maturité bartókienne.
Le retour à la tonalité classique est plus affirmé encore que dans le cinquième Quatuor. Les deux premiers mouvements, le second surtout, révèlent la nette et directe influence des derniers Quatuors de Beethoven. Pour la première et seule fois, Bartók écrit un quatuor en quatre mouve- ments, mais leur succession ne correspond pas à l'ordre classique. L'unité architecturale et organique de l'ouvrage repose cette fois-ci sur la présence d'un thème devise, ou motto. Chaque mouvement commence en effet par le même leitmotiv, lente, ample et belle mélodie doucement berceuse, dont l'indication Mesto (triste) définit bien le sentiment. Dans chacun des trois premiers morceaux, il sert d'introduction à chaque fois plus insistant, tant par la longueur que par la complexité polyphonique et par l'accroissement d'intensité expressive qui en découle. Le finale le présente dans toute son ampleur, à quatre voix, et le leitmotiv en constitue non plus le frontispice mais la matière même.
Le sixième Quatuor est désespéré... La joie apparaît comme un idéal de beauté calme de plus en plus inaccessible (les thèmes folklorisants), ou comme une grimace ricanante et distordue, d'une malignité convulsive, dans le piétinement de la démoniaque Burletta.
Au début de l'ouvrage, le leitmotiv est exposé par l'alto à découvert. Il précède un Vivace qui débute par dix mesures pesantes et chercheuses, rappelant l'exorde de la Grande fugue de Beethoven. Ce Vivace, qui frappe par les constantes fluctuations de son tempo et par sa métrique très fluide, se termine, lento et pianissimo, dans un ré majeur sans équivoque. Désormais, l'atmosphère va s'assombrir.
La deuxième apparition du leitmotiv introduit une Marcia, d'une expression virile et amère, dont les rythmes pointés énergiques, issus des Verbunkos, se désarticulent rapidement, deviennent boiteux et dégingandés. Contraste total avec le trio de ce morceau de forme ternaire : une improvisation très passionnée, purement hongroise, chantée ou plutôt déclamée en rubato-parlando par le violoncelle dans son registre aigu, le plus tendu, l'usage constant du glissando portant cette tension au paroxysme. Les violons l'accompagnent avec des tremolos en batteries croisées, tandis que l'alto joue des accords pizzicato à la manière d'une guitare. Un passage quasi-cadenza, âprement polytonal, conduit à la reprise, profondément modifiée, de la Marcia.
Avec la Burletta (Moderato), scherzo grotesque où les fameux effets sonores inventés par Bartók servent à évoquer le monde grimaçant de l'anti-musique, l'amertume devient insoutenable. On a dit que dans ces pages corrosives, d'un sentiment menaçant, négatif, destructeur, Bartók avait voulu stigmatiser certain culte de la "note à côté", voire même le style de Strawinsky. Nous y voyons plutôt un homme au seuil de la vieillesse, perplexe et scep- tique devant la dégradation accélérée d'un art de plus en plus "alimentaire". Mais il faut situer cette Burletta dans la perspective du proche exil américain, qu'elle semble prévoir. Son thème semble parodier un certain jazz com- mercial, descendance abâtardie de Gershwin... L'effet de cauchemar se trouve accentué par l'emploi de quarts de ton, provoquant délibérément des fausses notes, mais surtout par le saisissant contraste qu'apporte le merveilleux interlude pastoral servant de trio (Andantino). On croit y voir Bartók évoquant le paradis perdu de la paisible campagne natale du fond de l'enfer new-yorkais ! Brutalement interrompu par le retour modifié de l'agressive Burletta, il tentera vainement de s'affirmer une fois encore dans la coda. Mais, sauvagement piétiné, il laissera les contorsions grimaçantes de la ville maîtresse du terrain.
Dès lors, il ne reste plus de place que pour le terrible désespoir du Mesto conclusif, 86 mesures de lente et douloureuse agonie. Il est poignant de voir ainsi cette âme si forte et si fière brisée, blessée à mort. La polyphonie harmonieuse du début, où le leitmotiv s'affirme enfin, libre de toute entrave, atteint à une pureté classique unique dans la musique contemporaine. Elle se poursuit, senza colore, dans une atmosphère spectrale et blême. Puis, de brumeuses évocations d'un passé heureux nous ramènent (dolce, lontano) les deux thèmes principaux du premier mouvement, doucement alanguis en un songe d'une infinie tendresse. Mais la vision s'efface, et il ne reste plus qu'une solitude obscure et glacée. Les pizzicati du violoncelle esquissent les premières notes du leitmotiv, qui demeurent suspendues, inachevées..."
Harry HALBREICH